La pornographie – Witold Gombrowicz

Essai remis dans le cadre du cours Witold Gombrowicz : Rire, forme, combat (LIT301H) à l’Université du Québec à Montréal le 19 décembre 2016

 

La Pornographie de Witold Gombrowicz présente, comme ses romans précédents, une quête du Moi dans l’altérité. Explorant des sphères beaucoup plus profondes et vastes de la rencontre entre l’identité humaine et la réalité, Gombrowicz propose, dans La Pornographie, une fissure dans la définition de soi du protagoniste et une nécessité de plonger dans cette brèche, paradoxalement, — un peu à la manière de la prescription du symptôme, — afin de se redéfinir. Le narrateur, — qui porte, dans La Pornographie comme dans Trans-Atlantique, le nom de l’auteur, — est confronté à l’immensité du « cosmos », à ce qui se trouve, ce qui se cache derrière la réalité, derrière la Forme.

Il est mis en rapport au cosmos dans une perte de sens de la réalité ; son identité est bouleversée par cette fêlure dans le sens des choses, et il est entraîné dans un renouveau, une redécouverte et une redéfinition de lui-même qui nécessite une fixation dans le réel, un réel qui est à créer. C’est en quelque sorte une quête de l’impossible, un désir de se forger en forgeant la réalité. Accompagné de son double, Frédéric, Witold tente, tout au long du roman, de créer un sens par un contrôle sur la réalité.

Malgré son titre, on ne retrouve aucune représentation de l’acte sexuel dans le roman. L’érotisme s’y présente dans la recherche de la réalité nouvelle, qui est en fait une recherche de Beauté ; c’est une
affirmation de la vie par la vie elle-même, une recherche de la beauté dans son bouleversement [Głowiński, 2004, p. 101].

Cette recherche de Beauté, cet érotisme, se manifeste dans le roman par l’importance de la signifiance pour le narrateur, et la manière qu’il a de se perdre en elle, comme dans un gouffre, et d’où il tire sa jouissance. Le rapport contrôlant des personnages de Witold et de Frédéric quant au réel rend compte de l’exaltation qu’ils trouvent dans cette création de sens,
et peut être rapproché à une certaine théâtralité, notamment par la façon qu’ils ont de mettre en scène. Leur relaWitold Gombrowicz, Vence fot. Bohdan Paczowskition avec la jeunesse dans cette mise en scène en est pour beaucoup dans leur quête de Beauté et de sens, dans leur quête de soi. La jeunesse leur permet de vivre l’exaltation par extension, et les pousse à agir pour nier l’angoisse
existentielle dans laquelle ils se trouvent.

DE L’ÉROTISME DANS LA SIGNIFIANCE

Ce qui est sans importance devient important dans La Pornographie, — c’est ce sur quoi se penche le roman [Ibid., p. 89], — parce que le cosmos est derrière chaque événement, chaque situation. La réalité apparaissant comme fêlée au narrateur lorsque lui et Frédéric sont en route vers le manoir de campagne, elle éclate sous les yeux du narrateur :

Toute signification et n’importe laquelle… celle de la guerre, de la révolution, de la violence, de l’impudeur, de la misère, de la famine, de la malédiction ou de la bénédiction… toute signification, dis-je, aurait été trop faible pour percer le cristal de cette champêtre apparence, de sorte que l’image que nous en offrions, depuis longtemps désuète et sans épaisseur, restait inaltérable. [Gombrowicz, 1996, p. 995 (indiqué directement dans le texte entre parenthèses)]

Le village évoque au personnage la mort certaine qui l’attend, cette finalité des choses, parce qu’il demeure ancien malgré les bouleversements historiques de l’époque (l’action se déroule dans le coeur de la Seconde Guerre mondiale), demeure isolé et inaltérable. Cette inaltérabilité est ce qui fait se fissurer le réel ; les premières fissures avant la chute ultime  de la réalité et la perte d’identité du personnage, qui advient à la messe, quelques pages plus loin. Ce qui entraîne cet ébranlement dans la réalité est l’impuissance de la signification des événements, des souffrances importantes, qui affligent l’Europe — notamment la Pologne — à cette époque. Ce village est comme isolé de la réalité européenne, et l’absence de signification qui le caractérise ébranle la conscience du narrateur. Il en vient à interpréter chaque situation, aussi banale qu’elle soit, afin de lui donner un sens, pour parvenir à s’agripper à quelque chose, — pour s’agripper à de la signification, — dans la chute de la réalité, pour trouver une Beauté, pour redéfinir la réalité par celle-ci.

La signifiance, contrairement à la signification, ne saurait donc se réduire à la communication, à la représentation, à l’expression : elle place le sujet (de l’écrivain, du lecteur) dans le texte, non comme une projection, fût-elle fantasmatique (il n’y a pas « transport » d’un sujet constitué), mais comme une « perte » (au sens que ce mot peut avoir en spéléologie) ; d’où son identification à la jouissance ; c’est par le concept de signifiance que le texte devient érotique (pour cela, il n’a donc nullement à représenter des « scènes » érotiques). [Barthes, « Théorie du texte »]

Véhiculer le sens par ses fantasmes lui permet d’atteindre la jouissance dans la signifiance, et c’est de cette manière que l’importance qu’il accorde à ce qui est sans importance devient érotique. Le narrateur véhicule le sens qu’il voit aux choses dans sa manière d’interpréter chaque fait et geste des autres personnages ; il trouve un sens sous-jacent, qui relève du cosmos, de l’arrière des choses dans chaque situation dont il est témoin et s’exalte dans cette découverte du sens nouveau. Ses interprétations, qui se présentent dans le roman comme des observations de ce qu’il entoure, comme des descriptions, lui donnent accès à l’«autre côté» du réel, au côté où la Forme se construit pour nous être présentée comme nous la voyons, et en vient à tenter de la construire.

Avec ses interprétations, les événements prennent une épaisseur dans leur signification ; Witold s’immisce dans l’événement de l’Autre : par le regard extérieur qu’il pose aux situations qui se présentent à lui, il se projette dans la conscience des autres personnages afin de réfléchir à leur place, et de prendre ainsi le contrôle de leur réalité, par la simple action de la verbaliser. Avec son immixtion, les événements prennent un sens nouveau, et ils se chargent de ce nouveau sens pour devenir symboles [Głowiński, op. cit., p. 90]. Les événements qui surviennent dans le roman et qui affectent la réalité du narrateur, comme le ver de terre écrasé par Hénia et Karol, sont rappelés tout au long du roman de manière plus ou moins subtile. À son origine, l’écrasement du ver de terre est présenté comme incongru : «Un acte dénué de sens plutôt; on piétine un ver de terre, en passant, parce qu’il se trouve là — combien en écrasons-nous tous les jours! Non, non, ce n’était pas de la cruauté, mais bien de l’inconscience […]» (p. 1035). Or, plusieurs références à la scène du ver de terre sont faites dans le roman, comme «Je suis nu comme un ver, sans rien.» (p. 1103), ou «C’est comme écraser un ver!» (p. 1121)… Les événements sont chargés de leur signifiance par ces nombreux rappels ; ils donnent l’impression d’être importants et d’être symboles au lecteur par l’insistance de la narration sur ceux-ci. «Ils deviennent des facteurs qui imposent au monde romanesque des sens pour l’organiser à leur manière.» [Ibid., p. 91] La narration et le narrateur sont à l’origine du poids symbolique et signifiant que prennent les événements, et l’excitation que procure cette création devient le motif du narrateur : il décrit lui-même l’écrasement du ver de terre comme dénué de sens, mais les multiples références et rappels qu’il fait à l’événement lui confèrent une autorité, lui donne un sens. «Mais quand on est excité, on en vient à aimer sa propre excitation, elle vous excite et on se désintéresse complètement de tout ce qui n’est pas elle!» (p. 1041) Ses découvertes de sens qu’il trouve dans ses interprétations, — ce qu’il s’imagine que les autres s’imaginent, — deviennent donc une source de plaisir, et le pousse à l’excès ; il désire exercer un contrôle de plus en plus renforcé sur la réalité, afin de jouir de cette signifiance nouvelle qu’il trouve en chaque événement.

LA THÉÂTRALITÉ : DU JEU PERVERS AU  VOYEURISME DE LA MISE EN SCÈNE

La théâtralité est l’un des éléments qui caractérisent La Pornographie, comme la plupart des romans de Gombrowicz. Les personnages jouent dans leurs rapports interhumains, soit pour se défaire du contrôle de l’autre sur soi ou pour affirmer leur définition de soi devant l’autre. La théâtralité dans le jeu vise à déjouer la réalité pour prendre le dessus sur elle, comme une prescription du symptôme de la quête identitaire : l’identité du personnage étant fissurée et fragile, il se défait de celle-ci, dévie de sa personne, de sa définition de lui-même, par l’artifice du jeu et parvient à surmonter le réel pour mieux se créer, se redéfinir. Le narrateur vit ce jeu par extension avec Frédéric. Frédéric est un personnage très important dans le roman qui est présenté comme le double de Witold : il confirme ses actions, ses interprétations et sa définition de lui-même, et les motivations des deux personnages sont les mêmes, leurs agissements se complètent. Frédéric joue tout au long du roman, c’est ce qui le caractérise. Par son jeu, il sème une brèche dans la réalité, dans la réalité des autres personnages notamment, et permet à Witold de s’infiltrer par cette brèche du côté du cosmos, de la création de sens. Parce que le jeu de Frédéric donne à Witold la possibilité d’interpréter tant le jeu de Frédéric que les réactions des autres personnages face à ce jeu :

Le jeu consistait, d’après moi, à essayer de donner à ce meurtre et à ce meurtrier le caractère le plus ambigu possible — mais peut-être n’essayait-il pas, peut-être était-ce une nécessité plus forte que lui qu’il subissait dans la pâleur de l’effroi. Bien sûr, c’était un jeu, mais un jeu qui le créait et qui créait la situation. (p. 1069 ; je souligne dans la citation)

Ainsi, la théâtralité répond à l’obsession excessive du narrateur de créer du sens. Il peut, par Frédéric et son jeu, interpréter comme bon lui semble, et analyser son rapport au cosmos et à la signifiance qui lui procure sa jouissance.

Le jeu de Frédéric occupe une place assez importante dans le roman, et s’attarder à deux passages en particulier permettrait de mieux comprendre la manière dont son rapport à Witold est fusionnel, et qu’ils cherchent tous deux à contrôler le réel, et à jouir de ce contrôle. Dans la scène de la messe, Witold voit Frédéric prier, et l’interprétation qu’il propose des gestes de Frédéric témoigne de la chute de la réalité qui survient, et de sa capacité à changer la signifiance des événements et des choses, leur portée de sens, par le regard qu’il pose sur ceux-ci. La prière de Frédéric n’apparait pas comme un artifice pour Witold, et elle en vient à être un «paravent destiné à cacher l’immensité de sa non-prière…» La prière « expulse » les personnages hors de l’église par son acte de négation.

Et cette privation de contenu était un meurtre perpétré en marge, en dehors de nous, en dehors de la messe, par le moyen d’un commentaire muet mais meurtrier d’une personne de l’assistance. Et là contre, la messe ne pouvait même pas se défendre, car cela s’était produit sur la foi d’une interprétation tout à fait marginale ; personne à vrai dire, dans cette église, ne lui opposait de résistance et même Frédéric s’y associait de la façon la plus correcte du monde… et s’il la tuait ce n’est qu’en effigie, si l’on peut dire. Mais ce commentaire à part, cette glose meurtrière était l’œuvre de la cruauté — l’oeuvre d’une conscience acérée, froide, pénétrante, impitoyable… et je compris soudain que c’était une folie d’avoir introduit cet homme dans une église ; pour l’amour de Dieu, il aurait fallu à tout prix éviter cela! L’église était pour lui l’endroit le plus terrible. (p. 997)

Ce jeu de la conscience dénude la réalité. Le narrateur dit voir la grâce disparaitre des hommes. «L’église n’était plus une église. L’espace y avait fait irruption mais un espace cosmique déjà et noir, et cela ne se passait même plus sur terre, ou plutôt la terre se transforma en une planète suspendue dans le vide de l’univers, le cosmos fit sentir sa présence toute proche, nous étions en plein dedans.» (p. 998) Le cosmos remplace l’espace, et c’est alors qu’il doit créer la réalité, et que son obsession de signifiance apparait. L’incursion métaphysique que représente le jeu montre l’homme comme ne vivant pas uniquement dans un espace défini et mesurable ; ce qu’il peut toucher, ce qui est à portée de main, appartient déjà à un espace autre qu’il est impossible de concevoir et c’est la théâtralité de Frédéric dans la scène de la messe qui permet d’en arriver à un tel constat [Ibid., p. 93].

Le jeu contribue ainsi à la dimension érotique de la signifiance du roman. Mais il est aussi présenté par Gombrowicz comme explicitement érotique en lui-même. Dans la scène où Frédéric rencontre Amélie, Frédéric se présente comme athée devant cette femme de foi que l’on qualifie de sainte. Leur rencontre est tendue ; tous deux semblent impressionnés, au niveau intellectuel et spirituel, par l’autre, par la manière dont ils en imposent par leur personne et leur conscience.

Tout cela rappelait beaucoup la copulation, spirituelle, bien sûr. La vieille dame exigeait qu’il reconnût sinon son Dieu, du moins sa foi, mais cet homme se montrait incapable d’une telle hauteur morale, condamné qu’il était à subir l’éternelle terreur de ce qui existe […] en constatant qu’elle était telle qu’elle était. […] En outre, sous l’action de cette extrême spiritualité, il s’affirmait charnellement et je voyais sa main, par exemple, devenir très, très main, de plus en plus main (je ne sais pourquoi cela me fit penser à l’incident du ver de terre). J’interceptai de même un des regards dont il la déshabillait, comme l’eût fait un don Juan avec une petite fille, regard où transparaissait la question : comment est-elle toute nue? non par convoitise érotique certes, simplement pour mieux savoir à qui l’on a affaire. […] Peut-être, par le contact physique essayait-il encore de l’apprivoiser et de vaincre sa “matérialité”! (p. 1047)

L’athéisme de Frédéric qui se confronte à la foi d’Amélie est interprétée, par le narrateur, comme semblable à une tension sexuelle. Le jeu de Frédéric face à Amélie est comparé à l’attitude séductrice d’un «don Juan». Cette scène démontre bien la manière dont le jeu de Frédéric encourage les délires interprétatifs de Witold, donc la manière dont le jeu en vient à transformer, manipuler la réalité, et son rapprochement à l’érotisme montre que ces manipulations du sens et du réel sont en effet érotiques d’une certaine manière.

Or, la théâtralité de Frédéric ne s’arrête pas à son jeu ; pour répondre au désir excessif de contrôle sur la réalité qui l’anime, et qui anime Witold, ils en viennent à la mettre en scène. La mise en scène de Frédéric modèle la narration, et en vient à déterminer l’agissement des autres personnages. En dehors du passage où il met littéralement en scène les deux jeunes, son jeu agit comme une forme d’organisation du réel ; il inscrit les autres personnages dans la fiction, ou l’artifice qu’il crée. L’athéisme de Frédéric serait ce qui le pousserait à créer un monde sa mise en scène, dans des situations que le monde ne connaît pas encore, donc sans signification fixée à l’avance ; une situation vierge dont la signification est à créer [Ibid., p. 102]. Ces manipulations du réel par la mise en scène constituent une recherche de la Beauté qu’ils tentent de trouver, — une beauté dans la concrétisation de la réalité et dans l’affirmation, la confirmation, de son identité.

Une forme de cette poésie dans l’espace, — en dehors de celle qui peut être créée par des combinaisons de lignes, de formes, de couleurs, d’objets à l’état brut, comme on en retrouve dans tous les arts, — appartient au langage par signes. Et on me laissera parler un instant, j’espère, de cet autre aspect du langage théâtral pur, qui échappe à la parole, de ce langage par signes, par gestes et attitudes ayant une valeur idéographique tels qu’ils existent dans certaines pantomimes non perverties. [Artaud, 1964, p. 58]

La Beauté, la poésie, est pour Artaud indépendante du langage articulé — c’est cette idée que l’on retrouve dans La Pornographie avec la particularité du narrateur qui n’est pas capable de tout nommer, ou de tout dire comme il faut, ses phrases qui restent parfois incomplètes, laissées en suspens par l’incapacité du langage de décrire ce qu’il perçoit ou qu’il a à exprimer. Puisque l’homme moderne est privé du divin, Frédéric et Witold se tournent vers l’humain pour atteindre cette Beauté. La Beauté humaine est incarnée par la jeunesse, «l’infériorité» comme l’écrit Gombrowicz dans son article «Enquête sur l’érotisme» [Mussy & Zielinski, 2004, p. 94]. C’est de cette manière qu’ils en viennent à mettre en scène la jeunesse ; sachant qu’elle incarne cette Beauté qu’ils recherchent, ils se décident à exercer un contrôle sur Hénia et Karol pour exercer, par extension, un contrôle sur la réalité. Frédéric invite Witold à se joindre à son plan de mettre en scène les rapports entre les jeunes afin qu’ils se lient amoureusement. Leur mise en scène vise donc à sortir Hénia de sa relation avec Albert pour qu’elle soit toute entière à Karol, donc entièrement jeune. Ainsi, Frédéric devient metteur en scène, Hénia et Karol acteurs, et Witold «promoteur» ; il doit emmener Albert de façon subtile à assister à la «représentation» de Hénia et Karol. «Quand ils deviendraient amants pour Albert… ils deviendraient amants vraiment. Pour nous, qui étions trop âgés, c’était la seule possibilité d’un rapprochement érotique avec eux… » (p. 1081) Le projet du narrateur et de Frédéric est bien clair : exercer leur contrôle sur la réalité, faire de Hénia et Karol un couple, — un couple qui incarne la Beauté. Et une fois qu’Albert assiste de ce «spectacle», la réalité existe par et pour Frédéric et Witold, pour répondre à leur désir de signifiance, d’érotisme :

Le croirez-vous, mais sur la base de cet échantillon [de la mise en scène] que nous avons vu, j’ai reconstruit en pensée tout ce qui est possible entre eux, la totalité de leur comportement réciproque. Et c’est tellement… génial au point de vue érotisme, que je me demande comment ils ont fait pour inventer ça! C’est comme un rêve! Qui a inventé cela? Lui ou elle? Si c’est elle, alors quelle artiste! […] Ha! Il ne savait pas le plus important. Que, ce qu’il avait vu dans l’île, existait pour Frédéric et par Frédéric — que c’était une espèce de produit bâtard, né d’eux et de Frédéric. (ex p. 1098)

Le manque de spontanéité dans cette intrigue amoureuse mise en scène par Frédéric et Witold explique le titre ; comme la pornographie qui est une mise en scène de la sexualité, la relation entre les jeunes est forcée, artificielle. Tout dans le roman relève, comme le rapport entre les jeunes, de la mise en scène, de l’artificiel ; tout est ainsi impropre à cause du manque de spontanéité dans la rencontre de la Beauté ; tout est forcé, donc pornographique.

À LA RENCONTRE DE LA JEUNESSE : UNE QUÊTE DE SOI PAR L’AUTRE

La jeunesse rappelle l’aspect pulsionnel aux personnages de Witold et de Frédéric ; c’est après leur rencontre avec Hénia et Karol, après la messe, que leurs idées d’interprétation et de mise en scène prennent de plus en plus d’importance dans le roman. Le rapport entre la jeunesse et la maturité est très important dans l’érotisme du roman. Witold et Frédéric trouvent leur exaltation dans le rapport qu’ils entretiennent aux jeunes, dans la malléabilité de ceux-ci : les agissements de Frédéric cherchent à former une intrigue amoureuse, puisqu’il croit qu’il y trouvera la Beauté qu’il cherche dans la réalité, — c’est plutôt un érotisme contraint, imposé qui apparaît par sa mise en scène — et la jeunesse incarne l’idéal identitaire de Witold, il se trouve grâce à celle-ci.

Comme l’adolescent se trouve dans une période «tampon», suspendu entre l’enfance et l’âge adulte, il devient idéal puisqu’il n’a pas à répondre à la nécessité d’affirmer qu’il est indépendant du temps qui passe ; il l’est par sa posture, par son essence même. C’est cette forme «hors du temps» que cherche à trouver le narrateur, une forme qui se rapproche intimement au cosmos. «Or, pour saisir la Beauté hors du temps, il faut intégrer comme une partie de soi ce qui en fait une menace, l’acceptation de la décomposition vers laquelle nous conduit inexorablement le temps de la naissance à la mort. [Potier, 2007, p. 465]» Pour conjurer cette nostalgie, le narrateur se projette dans les jeunes, qui sont dans le roman la figure idéale du Moi idéal [Ibid., p. 459].

L’adolescent se sert de l’action pour nier l’angoisse et la passivité qui l’affligent. Cette angoisse, les personnages de Witold et de Frédéric semblent eux aussi devoir la vaincre, devant la chute du sens de la réalité et de la Beauté. Ils agissent donc par extension, en faisant agir les adolescents à leur place. Dans La Pornographie, l’aîné pousse le cadet à le créer.

Je savais seulement , ou je soupçonnais que son adolescence tentait d’entrer en contact avec ma maturité, je savais aussi qu’il n’était pas blasé et que sa faim, son désir, le rendaient aisément accessible… Je tressaillis en pressentant son intention secrète de se rapprocher de moi… comme si tout ce monde dont il faisait partie allait brusquement m’envahir. (p. 1028)

Cet «envahissement» du narrateur par le monde du jeune relève de son interprétation ; dans cette rencontre, le vieux — le narrateur — se sait séduit par le jeune («Je sentis que ce jeune être voulait me séduire par sa jeunesse […]» (p. 1028)), se sait donc en contact avec celui-ci. Cette séduction, dont le narrateur se croit être victime, n’irait pas plutôt dans le sens inverse ; ne serait-ce pas plutôt le narrateur qui chercherait à en imposer au jeune pour avoir accès à cette jeunesse et vivre sa nostalgie, sa quête du sens, dans la fougue et l’inachèvement du jeune? Alors que Witold questionne Karol quant à son intérêt pour Hénia, celui-ci lui répond qu’il n’est pas intéressé en elle, que c’est plutôt la mère d’Hénia qui l’intéresse : «[…] je ne me guidais, dans son monde étrange, que sur des intuitions, des impulsions. […] Il ne voulait pas être simplement “un garçon avec une fille” mais “un garçon avec des adultes”, un garçon qui, par effraction, pénètre dans la maturité… Quelle idée obscurément perverse!» (p. 1030 ; je souligne dans la citation) Cette infiltration de Karol dans le monde des adultes, qui paraît «perverse» au narrateur, est la même que celle de Frédéric et de Witold dans la mise en scène qu’ils créent avec les jeunes ; l’interhumain, qui vise à définir et confirmer la réalité des personnages se base donc sur la perversité.

Privés de Dieu, de sens, de transcendance, la Beauté se trouve dans l’être humain ; elle est incarnée, pour Gombrowicz, par la jeunesse, qui est comme une poésie nouvelle et dynamique… La Beauté et donc incarnée par l’infériorité :

[…] et tout à coup, la jeunesse dans la pièce s’accrut non seulement en nombre […] mais aussi en qualité, elle devenait autre, plus sauvage, plus basse. Et immédiatement, comme par ricochet, le corps de Karol s’anima, soudain rehaussé, amplifié et Hénia, bien que pieusement agenouillée, se rua de toute sa blancheur dans une complicité mystérieuse et coupable avec ces deux-là. En même temps l’agonie d’Amélie s’entachait de quelque impureté, se faisait suspecte — quel lien pouvait-il y avoir entre elle et ce gamin, qu’est-ce qu’il venait chercher ici à l’heure de sa mort? (p. 1055)

 Alors qu’Amélie agonise, la jeunesse, dans son impureté, vient salir le moment, «contamine» la situation, et cette immixtion de la jeunesse maladroite, bruyante, troublante, dans le sérieux de l’adulte, sérieux agonique, surprend et fascine le narrateur ; il découvre dans cette manière d’être un nouveau sens qu’il ne connaissait alors pas à la réalité, découvre la bassesse, l’infériorité, la poésie nouvelle, dynamique et dérangeante, de la jeunesse. Cette jeunesse participe à la création de la nouvelle réalité par la fougue, et permet à Witold et à Frédéric de vivre l’exaltation par extension. Cette exaltation de découverte de sens, —cette jouissance dans la signifiance, — devient rapidement maladive et incontrôlable ; les vieux voient un sens nouveau partout, tentent de façonner la réalité de tous les moyens imaginables. C’est pourquoi le contrôle des vieux sur la jeunesse devient pornographique. Or, le renouveau identitaire des vieux est défini par ce contact avec la jeunesse,  et c’est de cette manière que l’on peut le qualifier d’érotique.

L’érotisme se présente, dans La Pornographie, avant tout comme une recherche de la Beauté, qui se trouve dans le cosmos, présent derrière chaque chose. C’est de cette manière que chaque événement devient important, que le narrateur cherche à charger tous les événements d’un sens, par son interprétation de ceux-ci ; ce sens qu’il véhicule, qu’il crée, rend la réalité érotique, lui apporte une jouissance, qui l’obsède. Pour répondre à son obsession et jouir de la signifiance, le narrateur et Frédéric emploient la théâtralité comme moyen de prendre un contrôle plus grand sur la réalité. Le jeu des personnages est pervers, il transforme la réalité des autres personnages, et leur donne un pouvoir interprétatif, puisqu’ils déstabilisent ainsi l’autre, et parviennent à se hisser dans cette brèche qu’offre la déstabilisation pour passer «de l’autre côté» et manipuler la réalité. La mise en scène de Frédéric contribue à rendre la réalité malléable, mais devient rapidement pornographique ; sa mise en scène relève du voyeurisme puisqu’elle vise à créer une intrigue amoureuse, — à trouver la Beauté, cette nouvelle poésie dans les signes, — mais enlève toute la spontanéité à la chose, donc rend la Beauté recherchée — et trouvée grâce à la mise en scène — artificielle. La jeunesse n’est pas, pour Witold et Frédéric, qu’un acteur dans leur mise en scène de la réalité ; Hénia et Karol permettent de vivre le Moi par extension, de définir l’identité des personnages qui est fêlée dans le roman. La jeunesse est hors du temps, suspendue, dans le cosmos, entre l’enfance et l’âge adulte ; l’action est la seule manière pour l’adolescent de rendre possible la Beauté, le réel. L’immixtion des vieux dans l’univers des adolescents vise à atteindre cette proximité au cosmos pour sculpter la réalité, mais est perverse, puisque l’intergénérationnel suppose une incompréhension qui pousse au rejet total. La Beauté qui signifie le renouveau identitaire devient ainsi incarnée par la jeunesse et suppose donc une impossibilité d’atteinte intrinsèque. La rencontre forcée entre les vieux et la Beauté, qui passe par la signifiance, la création de sens dans la réalité, la théâtralité et la rencontre de la jeunesse, — qui suppose un contrôle sur celle-ci, — est ainsi pornographique ; bien qu’exaltante et érotique, la signifiance entraîne les personnages dans l’obsession et l’exagération et c’est de cette manière que l’oeuvre devient pornographique, d’où son titre. L’altérité en elle-même, sur laquelle repose l’oeuvre de Gombrowicz, implique un désir d’être vu par l’autre et de voir l’autre, et la quête identitaire des personnages apparaît ainsi comme se rapprochant indéniablement d’une certaine forme d’érotisme.


ARTAUD, Antonin, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, 231 p.

BARTHES, Roland, « Théorie du texte », Encyclopedia Universalis, http://www.universalis-edu.com, [en ligne], consulté le 12 décembre 2016.

GLOWINSKI, Michał, «Commentaires à La Pornographie», Gombrowicz ou la parodie constructive, Montricher, Noir sur blanc, 2004, 269 p.

GOMBROWICZ, Witold, Moi et mon double, Paris, Gallimard, 1996, 1400 p.

MUSSY, Jean et Jan ZIELINSKI (dir.), Faces, facettes & grimaces de Witold Gombrowicz, Québec, Éditions Neige, 2004, 174 p.

POTIER, Rémi, « Le “cas W. Gombrowicz”. L’idéal de la Jeunesse dans l’indifférence des sexes », Adolescence, vol. 2, no 60, 2007, p. 459-468.

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